Présentation

Rassemblant nos légions affligées, examinons comment nous pourrons dorénavant nuire à notre ennemi, comment nous pourrons réparer notre perte, surmonter cette affreuse calamité ; quel renforcement nous pouvons tirer de l’espérance. Si non, quelle résolution du désespoir ?

John Milton, Le Paradis perdu - John Milton (1608-1674), poète et pamphlétaire anglais

C’est sans crédulité que j’écoute ceux qui diabolisent ceux qu’ils s’apprêtent à piller. En vérité, je soupçonne que les vices qu’on leur impute soient feints ou exagérés quand, en les punissant, c’est le profit que l’on recherche. Un ennemi fait un mauvais témoin, un voleur un plus mauvais encore.

Edmund Burke, Réflexions sur la révolution de France - Edmund Burke (1729-1797), homme politique et philosophe irlandais

« Rassemblant nos légions affligées »

Hôtel Palestine nous parle de l’Amérique.

De l’Amérique que l’on aime, un peu.

Celle des grands mouvements citoyens pour la paix au Viêt-Nam, celle des Hippies et des Yippies, des Beatniks, de Martin Luther King. Celle qui porte au pouvoir Barack Obama.

De l’Amérique que l’on déteste, aussi et surtout.

Celle du capitalisme financier, des traders, des fonds d’investissements, du néo-libéralisme aveugle et triomphant, des Tea-Parties. Celle qui, deux ans après avoir élu Obama, se dote d’un Sénat plus qu’ultraconservateur, d’extrême droite.

De l’Amérique qui écoute sans réaction les tombereaux d’ignominies (allant de l’appel à la censure à l’appel au meurtre) déversés par Fox News.

Celle d’un militarisme échevelé.
Celle qui prétend régenter le monde.
Celle qui pille et qui spolie.
Celle qui tue Martin Luther King, Salvador Allende et Che Guevara.

Hôtel Palestine parle aussi de nous, de « ceux qui sont là ». De chacun de nous, « légions affligées », perdus que nous sommes dans un monde devenu fou.

Deux concepts y sont centraux (et bien sûr discutables).

Celui de « fascisme soft » et celui de « citoyenneté faible ».

Le « fascisme soft »

Le « fascisme soft » est un concept avancé par le sociologue américain Richard Sennett.

Il s’agit d’un fascisme dont le vrai visage est caché sous le masque de la démocratie, de la liberté d’opinion, d’expression, de mouvement, de culte (ce que le FN de Marine Le Pen a bien compris).

Quand le fascisme s’installera dans ce pays, il sera recouvert d’un drapeau et portera une croix.

Lewis (1885-1951), romancier et dramaturge américain

Tout commence et fini par le contrôle des médias (la propagande comme on disait dans le temps).

Il n’existe plus nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là, puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique et des différentes forces organisées pour le relayer. Le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique qui d’abord s’est trouvée incapable de se faire entendre ; puis, très vite par la suite, de seulement se former. (…) L’autorité spectaculaire peut [alors] également nier n’importe quoi une fois, trois fois, puis parler d’autre chose, sachant bien qu’elle ne risque plus aucune riposte.

Guy Debord, Réflexions sur la société du spectacle - Guy Debord (1931-1994), écrivain, essayiste, cinéaste français, fondateur de l’Internationale Situationniste

Ce « fascisme soft » a pourtant bien toutes les caractéristiques du fascisme ordinaire : un état ultranationaliste, militariste et policier, inféodé aux lobbies des grandes corporations et des organisations religieuses, et qui exerce un contrôle réel total de l’information. N’y manquent que les milices partisanes.

Les corporations contrôlent depuis longtemps notre gouvernement, et le fascisme soft de ce contrôle par les lobbies dirige en fait tout depuis les coulisses.

Sheehan (née en 1957), pacifiste américaine, ex-membre du parti Démocrate

La « citoyenneté faible »

La « citoyenneté faible » est le moyen d’imposer sans douleur cet état des choses.

Au cours du XXème siècle, l’État en est venu à s’impliquer totalement dans la micro-gestion de la vie quotidienne. Les besoins du marché sont devenus son obsession. (…) [et] parce que l’État s’est de plus en plus impliqué dans l’instrumentation quotidienne de la docilité des consommateurs, son existence et sa survie en sont venus à dépendre de plus en plus étroitement de sa capacité à investir et à contrôler le monde-image – ce monde alternatif produit grâce à la nouvelle batterie de « machines à émotion perpétuelle » (au rang desquelles la télévision fait figure de triste pionnier) qui bombardent les citoyens à tout instant du matin au soir. Ce monde-image fut longtemps une nécessité structurelle pour un capitalisme dédié à la surproduction de marchandises ; donc aussi à la fabrication constante du désir de marchandises. Mais à la fin du XXème siècle, il donna lieu à un mode spécifique de gouvernement. L’État moderne a désormais besoin de cette citoyenneté faible, il dépend de plus en plus du maintien d’un espace public pauvre et aseptisé, où seuls survivent les fantômes de la société civile. Il s’est parfaitement ajusté aux exigences de son maître économique qui réclamait une texture sociale plus mince et plus fluide, composée de sujets-consommateurs vaguement rattachés les uns aux autres, tous enfermés dans leur box et dans leur cellule familiale de quatre personnes. Une citoyenneté faible donc, mais faisant l’objet, pour cette raison même, de l’attention constante et inquiète de de l’État – attention se matérialisant sous la forme d’un flot ininterrompu de modes idiotes, de paniques orchestrées et d’images-motifs, toutes destinées à réinsérer les citoyens (discrètement et « individuellement ») dans le simulacre funeste de la communauté.

Retort, Des Images et des Bombes - Retort, collectif d’opposants au capitalisme et d’universitaires issus des sciences humaines

Hôtel Palestine est un pamphlet

Hôtel Palestine est un pamphlet.

Un pamphlet original en ce qu’il n’est pas manichéen.

Un pamphlet qui sans moquerie (mais non sans humour), donne à entendre le point de vue de cette Amérique-là. C’est cela qui est à la fois terrifiant et passionnant : le discours soutenu par cette Amérique-là est un discours puéril, pire infantile, simplificateur, pire simpliste, d’un cynisme sans limite, « décomplexé », absolu et naïf car visible et prévisible.

Et pourtant nous y baignons, inertes, hébétés, abêtis, anesthésiés.

Nous nous trouvons plongés dans une époque caractérisée par un violent retour en arrière vers des formes de luttes géopolitiques et idéologiques qui rappellent tantôt la conquête de l’Afrique, tantôt les guerres de religion. Mais ce brutal retour du passé est accompagné par le déploiement tout aussi monstrueux d’un dispositif moderne, voire hypermoderne, de production des apparences dans lequel nous sommes pris au piège.

Retort, Des Images et des Bombes

Hôtel Palestine nous appelle à reprendre pied, à retrouver une conscience historique, à refuser cet « éternel présent » dans lequel le pouvoir prétend nous enfermer.

L’Hôtel Palestine

L’hôtel Palestine est cet hôtel de Bagdad qui fut bombardé délibérément par l’armée américaine en avril 2003. Attaque qui tua deux journalistes l’un de l’agence Reuters et l’autre de la chaîne espagnole Tele cinco tous deux cameramen.

Hôtel Palestine de Falk Richter ne raconte pas cette histoire de façon frontale. La pièce se déroule peut-être dans un salon de l’hôtel Palestine à Bagdad, peut- être bien le 8 avril 2003. Deux représentants du gouvernement américain donnent une conférence de presse. Certains journalistes posent des questions trop « pointues » sur le tissu de mensonges ayant servi de prétexte à l’intervention américaine et sur les objectifs véritables de cette guerre. Ils récoltent des réponses agressives, évasives, tendant à ridiculiser l’impertinent, ou plus clairement des fins de non-recevoir. D’autres journalistes « décoratifs » posent des questions elles aussi « décoratives » qui occupent le terrain ou des questions « brosse à reluire » permettant la justification de l’intervention américaine en Irak. Ce qui se présentait comme une conférence de presse bascule petit à petit vers des temps où la vérité de chacun des protagonistes se dit. A travers une série de monologues dressant un état des lieux de la violence des relations entre les États-Unis et l’Europe, entre les États-Unis et eux-mêmes, entre les États-Unis et le monde arabe…

La pièce dénonce avec force les mensonges d’état et la complicité de certains médias. La guerre comme spectacle. Elle dénonce le véritable pillage auquel se livrent les états occidentaux ultralibéraux dans le silence complice ou obligé des médias. Elle dénonce la violence réelle et cynique avec laquelle les détenteurs du pouvoir réel mentent et cachent leurs véritables enjeux. On y retrouve la critique situationniste de la société du spectacle ainsi que la dénonciation de cette nouvelle phase d’« accumulation primitive du capital » comme toujours par la guerre, la spoliation et le pillage mais, cette fois, cachés sous le masque d’un spectacle télévisuel dans une démocratie factice.

La pièce dresse un portrait inhabituel et féroce de l’Amérique, et dans le même temps un portrait de l’Europe vu d’Amérique, un portrait inquiétant et juste.

C’est une pièce nécessaire. Indispensable à la compréhension des enjeux d’hier et de demain. A la compréhension de notre Histoire contemporaine.